Entretien avec Jean-François Bailleux, architecte et directeur Travaux – à retrouver dans le bulletin n°59 de la Société Française des Architectes.

 

Internationale et pluridisciplinaire, l’agence Arte Charpentier confirme l’importance de la place de l’architecte en maîtrise d’œuvre d’exécution sur ses projets. Arte Charpentier est composée d’architectes, paysagistes, urbanistes, architectes d’intérieur et de chercheurs. L’agence propose une approche globale en intervenant de la conception à la réalisation, du projet le plus simple au plus complexe : du garde-corps à la 5e façade, du bâtiment au territoire.

 

Jean-François Bailleux, vous êtes architecte de formation, pouvez-vous nous présenter votre parcours et la manière dont vous avez été amené à la direction de Chantier ?

Mon parcours est plus atypique que la formation de base en architecture post bac. D’abord issu de la formation technique liée au bâtiment, je me suis réorienté vers un diplôme en école d’art m’offrant une formation diplômante en architecture. Ma formation d’architecte et l’obtention de ce titre s’est faite durant mon parcours professionnel.

Ce qui m’a amené au suivi de chantier est avant tout une envie sincère de suivre cette phase du projet. Ce pan de mon travail m’apporte plus de satisfaction que d’être un “opérateur de saisie du projet” via l’outil informatique. J’aime être sur le terrain, j’ai profité de la bascule entre la conception numérique et le dessin, pour me spécialiser dans ce domaine, je ne souhaitais pas passer toutes mes journées devant un poste de travail. J’exerce dans cette spécialité depuis les années 1990.

Chez Arte Charpentier, quand est-il du pôle suivi de chantier ? A-t-il toujours existé au sein de l’agence ? Comment l’avez-vous intégré ?

La cellule chantier existait au sein de l’agence Arte Charpentier à mon arrivée en 2007. J’ai logiquement intégré ce pôle, notamment, à l’occasion du chantier de la tour Oxygène qui démarrait à Lyon.

Tour Oxygene, Lyon, façade
© Christophe Valtin

Le projet d’envergure, et un deuxième en cours à la même époque, a mis en lumière le besoin de la création d’un bureau à Lyon, ce qui a été fait dans la foulée. J’ai, ainsi naturellement, rejoint l’agence, étant originaire de la région. Au départ, j’ai été intégré en tant qu’assistant, puis je suis devenu le responsable de la cellule Direction de l’Exécution des Travaux (DET). Cette évolution durant les travaux de la Tour Oxygène, est liée à la structure hiérarchique des chantiers de l’époque. A cette période, il y avait une forte tendance à recruter des responsables extérieurs aux équipes projets. Les promoteurs, eux, ont exprimé l’envie de travailler avec un responsable qui soit intégré aux équipes d’Arte Charpentier. C’est ainsi que le poste de responsable du pôle chantier a évolué, vers celui d’un interlocuteur ancré dans le projet et connaissant ses partenaires comme les équipes dédiées à la mission architecture. Aujourd’hui, c’est ce travail mené entre tous les acteurs d’Arte Charpentier, c’est-à-dire entre les architectes de toutes les phases du projet, que nous défendons. La réussite du projet tient en partie par cette articulation en interne favorisant la fluidité des échanges et le respect des ambitions architecturales.

L’agence Arte Charpentier porte des missions de Maîtrise d’Œuvre d’Exécution (MOEX). Dans quel contexte intervenez-vous ?

J’interviens pour tous les montages de chantier, en entreprise générale, en lots séparés ou en macro-lots, sur les projets de l’agence, que ce soit du bureau, du logement ou des équipements particuliers. Pour la coordination des autres chantiers avec les acteurs internes de la DET, mais aussi avec les architectes qui interviennent en phase VISA. Avec du recul, je remarque que le rôle de la MOEX intervient de plus en plus en amont de la phase chantier, aujourd’hui. Il nous est demandé d’être partie prenante dans l’élaboration des dossiers de conception. Nous les enrichissons par notre expérience de chantier, ce qui nous permet de mieux connaître le projet et de ne pas seulement assurer une passation entre conception et réalisation. Être architecte dans ce cadre facilite cette approche. L’agence milite depuis longtemps pour cette synergie entre tous les pôles qui élaborent le projet et maintient les équipes constituées du début en conception, jusqu’à la livraison de l’opération.
Au sein d’Arte Charpentier, en tant que responsable de cette cellule, mon rôle est de dynamiser et faire vivre la cellule  chantier. Sur les dix dernières années, 9 opérations de chantier, 8 sont livrées et 1 est en cours de livraison. C’est durant ces cinq dernières années que s’est accrue la demande et que nous avons élargi la cellule.

 

En ce qui concerne la prospection, avez-vous une méthodologie particulière ? Comment s’établit-elle ?

Il faut savoir qu’Arte Charpentier porte des projets de taille importante. En tant que responsable en charge du chantier, il faut pouvoir en assumer la responsabilité, ce qui te mobilises très souvent à 100%. Si nous regardons la constitution des équipes « Chantier » de l’agence, les architectes travaillent en fonction d’une organisation interne sur les parties qui leurs sont dédiées. La méthodologie mise en place permet de ne pas superviser, mais d’agir pleinement. Avant tout, nous sommes acteurs. En collaboration avec les autres pôles de l’agence, comme les métiers supports, nous avons imaginé un book Chantier. Spécialement dédié à nos réalisations dans le domaine, il permet de valoriser notre travail, notre expérience. La prospection s’établit davantage avec les pôles communication et développement qui mettent en lumière la mission de chantier. Pour revenir sur cette notion de méthodologie, nous avons pu noter une réelle évolution. A la demande de la Maîtrise d’Ouvrage, la DET intervient de plus en plus en amont du projet, comme dans les phases APD ou APS. Suivant cette évolution, notre ambition dans le futur serait de superviser plus en amont les dossiers, les étapes des projets, pour préparer au mieux le démarrage des chantiers.

Quelles sont les qualités ou compétences requises pour conduire cette activité ?

On sait que le chantier est par définition source de friction. Les réunions peuvent cristalliser les tensions que ce soit lié au respect du planning ou à l’aspect économique du projet. L’expérience, aidant, te permet de mieux cerner les événements et mieux intervenir dans ces situations. Il devient plus facile d’agir. Il faut déjà avoir du vécu sur certaines situations afin de mieux intégrer les aléas, les imprévus liés aux rapports humains inhérents à la vie de chantier. Une grande patience dans le dialogue avec tous les interlocuteurs est souvent salutaire. Le chantier est une continuité de sujets qui sont à résoudre. En plus d’un sens de l’organisation et il faut avoir l’envie de ne pas reculer devant l’adversité. Si tu n’aimes pas cette adéquation de sujets à résoudre dans un temps record en plus, la mission de chantier n’est pas forcément la meilleure voie. Au-delà d’une rigueur nécessaire dans le suivi opérationnel, il est important de comprendre la problématique du projet architectural. En tant qu’architectes, nous essayons de ne pas trop prendre de raccourci pour résoudre les problèmes architecturaux : nous accompagnons pour veiller aux intérêts de chacun, tout en gardant un sens critique. Notre organisation en pôle (architecte, architecture intérieure, paysage, urbanisme, MOEX), chez Arte Charpentier, nous aide à ne pas faire l’impasse sur les fondamentaux des équipes engagées.

En tant qu’acteur du milieu, que pensez-vous de l’évolution des modalités de production dans la direction de l’exécution ?

Les outils numériques ont énormément fait avancer le projet, son élaboration, sa visualisation, la compréhension de celui-ci. Il n’en reste pas moins que les travaux se réalisent toujours sur la base de documents papier qui se transmettent entre les différents acteurs de la réalisation du projet (architectes et entreprise(s)). Les outils numériques ont fait avancer le suivi et le contrôle des travaux, armoire à plan, tablettes, smartphone et toutes les applications de suivi qui s’intègrent à ces outils. L’introduction des logiciels 3D permet de mieux visualiser la formalisation du projet, de résoudre les problèmes et de mieux contrôler les enjeux techniques et architecturaux. La visualisation nous a aidé à mieux faire passer nos idées dans le cadre de la conception. Mais dans le chantier on est toujours à utiliser du papier. Sur un chantier, nous collaborons avec une pluralité d’entreprises, avec des degrés divers, qui n’ont pas toutes les mêmes moyens de développement. Il y a moins de papier qu’avant. Néanmoins, l’outil du conducteur de travaux reste le plan. Le plan qu’il soit informatique, affiché ou stocké, symbolise le document d’échange par excellence.

Suivant le fil de votre réflexion, pouvez-vous m’exposer votre point de vue sur l’évolution de la temporalité allouée au chantier ? Le numérique comme les nouveaux procédés du BTP font-ils évoluer sa durée ?

La conception numérique, au regard du suivi de chantier, limite le poids des documents transportés et en facilite l’échange. On peut se balader facilement avec un support numérique type tablette. Les applications développées, aujourd’hui, sont très performantes et permettent d’assurer le suivi de chantier. Mais néanmoins, il y a un revers de la médaille : le client tend à penser que cela nous simplifie le travail au quotidien et par conséquent il nous en demande plus et plus vite, et n’imagine pas le temps que cela engendre dans les faits. Cette idée reçue est encore bien trop vivace. Beaucoup pense que grâce aux nouveaux moyens de management, la DET va ou doit être plus rapide et qu’il est « logique » de réduire le temps de chantier. Aujourd’hui la production d’une enveloppe sans faille, la mise en œuvre des matériaux biosourcés, comme par exemple la coulée d’un béton bas carbone, prennent beaucoup plus de temps que les procédés moins éco-responsables qui
étaient jusqu’alors utilisés.

Là encore, il est dommageable que le chantier n’ait pas pu bénéficier d’un allongement de sa durée en regard des exigences thermiques de la nouvelle réglementation environnementale RE2020. Nous sommes navrés de constater que peu de clients prennent ces nouvelles pratiques en considération dans l’élaboration de leur planning prévisionnel.

Nous avons évoqué, ensemble, la nécessité de sens critique nécessaire à tout bon Maître d’œuvre d’exécution. Que vous apporte cette compétence particulière, de quelle manière elle complète votre approche d’architecte ?

Cette compétence est pour moi un incontournable du rôle de l’architecte. Savoir comment se construit son bâtiment et en être un acteur majeur. Il n’y a pas de chantiers identiques à l’image des projets, les techniques aussi n’ont cessé d’évoluer. La prise en charge de la réalisation de chantier modifie notre manière de concevoir un bâtiment et peut être aussi de repousser certaines limites avec l’expérience acquise. Le rôle de l’architecte est de construire. Ainsi nous intéressons à la matérialité du projet et à son mode constructif. C’est cet aspect du projet que l’architecte a perdu en limitant son intervention en tant que concepteur et pas en tant que constructeur. Sa part technique lui a été retirée, il a été en quelque sorte dépossédé de son rôle. Ce constat est dommageable surtout lors de chantier lorsque nous devons travailler avec tous ces partenaires. Dans les montages d’opérations, l’architecte se doit d’être averti pour être compétent. Comment peut-on dialoguer avec un BET Structures ou Façades si nous n’avons pas une certaine connaissance de ses spécialités ?

Arte Charpentier chantier neuilly moex maitrise d'oeuvre d'execution
© Elise Robaglia

Le chantier est avant tout du concret, c’est là qu’on réalise comment se font les choses. Tout son lexique est matériel : on parle d’un clapet, d’une gaine, d’objets tangibles qui agissent et prennent corps dans l’espace. Au sein d’Arte Charpentier, chacun à notre niveau, nous portons ces compétences et dialoguons avec des spécialistes en face qui portent ces compétences techniques. Cette compétence MOEX permet aux architectes en interne de se former en amont. Notre rôle est d’interroger chaque participant du projet, dans le cadre de la réalisation globale. En s’engageant chacun au-delà de nos phases de conception préétablies, nous renforçons notre socle de connaissances. De même que les architectes qui ont réalisé la phase VISA nous accompagnent sur le chantier, ils participent pleinement au dialogue que nous mettons en place avec les entreprises.

D’un point de vue légal, quel est votre point de vue sur la responsabilité imputée aux architectes ?

De manière générale, chaque acteur du projet, dans la limite de son intervention, de son implication, est responsable d’une certaine manière, lors de la survenance d’un contentieux. La responsabilité va toujours de pair avec la mission qui nous est confiée. Il est important, pour l’architecte, de connaître le contenu de la mission du projet et les limites de sa mission, mais surtout de ne pas s’engager sur des sujets qui dépassent ses compétences. Chaque phase du projet conditionne des engagements différents. La réalisation du projet par l’architecte permet aussi de verrouiller cette grande part de responsabilité, comme sur les accords mis en place avec tous les autres acteurs de cette réalisation. Il faut trouver des points d’équilibre entre la responsabilité des architectes, des ingénieurs, des divers intervenants et des donneurs d’ordre toujours plus présents dans cette phase opérationnelle. L’architecte ne prend plus seul une décision, il a un devoir de conseil, mais ne peut pas prendre en responsabilité une décision collective.

Pensez-vous qu’il faille être, davantage encore que dans les autres phases du projet, un habile tacticien pour contourner les différents aléas inhérents à la pratique du chantier ? Comment procèdez-vous ?

Tacticien ou Praticien ? C’est un jeu de rôle, un peu comme un joueur d’échecs. Il est certain qu’il faut être rôdé à l’exercice du chantier et comprendre les enjeux de cette phase de réalisation qui nécessite des prises de position fermes et rapides, question de planning. Le facteur humain est important, le dialogue s’installe entre les différentes personnalités des acteurs du projet. La pression est relativement permanente, les questions/réponses aux divers sujets de chantier sont normalement établies sur un rythme hebdomadaire, mais on remarque aussi, une fréquence quotidienne dans le traitement des informations, les échanges mails remplacent de plus en plus un suivi plus périodique.

Pour réussir au mieux, il est important d’engager les acteurs, de savoir insuffler les échanges pour permettre la résolution des problèmes soulevés.

Pouvez-vous nous présenter un projet sur lequel vous travaillez actuellement ou avez travaillé ? Et comment celui-ci illustre bien votre vision de la MOEX ?

Notre grande force chez Arte Charpentier est d’être constitué en équipe interne, nous fédérons avec tous les acteurs participants. Dans le cadre du projet du siège social de la Banque Populaire Rives de Paris, nous intervenons sur les missions architecture intérieure, paysage et MOEX.

© Boegly Grazia

Il s’agit d’une réhabilitation d’immeuble de bureaux de 9 étages, y compris sous-sols, parkings et locaux techniques en toiture. Ce projet d’importance a une valeur patrimoniale pour le client, ce qui lui confère un statut particulier dans le processus d’élaboration du suivi et de la réalisation. En tant que MOEX, je ne coordonne pas et ne contrôle pas seulement la réalisation des travaux par l’entreprise, mais je dialogue aussi avec tous les intervenants du projet pour le respect de cette réalisation d’un client qui va vivre et exploiter son bâtiment pour les années à venir. La gestion des modifications lors de cette phase travaux est un enjeu important, architectural, technique et économique, la MOEX est au centre de la résolution et doit s’inscrire dans un délai convenu.

En tant que passeur, auriez-vous un conseil à transmettre aux jeunes ou futurs architectes, qui souhaiteraient, comme vous, se spécialiser dans cette voie ?

Mon principal conseil est de ne pas croire qu’au travers d’une seule expérience de chantier, la maîtrise est acquise, et de ne pas négliger tous les acteurs nécessaires à la bonne démarche de l’acte à construire. Nous avons la chance chez Arte Charpentier de réaliser de gros chantiers, ceux-ci nous permettent de balayer des montages très complexes. Cependant chaque montage est différent, les techniques évoluent et continuent d’évoluer. Au regard de mon expérience, je remarque qu’on tire de moins en moins de généralité et que chaque nouveau chantier enrichit notre expérience.

Un des éléments importants est de savoir comment on va présenter cette expérience et la restituer par l’échange. Chaque acteur d’un projet X va découvrir un projet Y qui sera enrichi par la suite de l’expérience commune. Nous ne sommes pas isolés et ne travaillons pas seuls, mais on s’auto-expérimente, surtout dans une grande agence. Il est primordial aujourd’hui de valoriser le partage de connaissance en interne, de mieux s’appuyer sur les autres via l’expérience pour mieux travailler collectivement.